03 - L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident


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Jan 28 2018 91 mins   1
Edhem Eldem
Collège de France
Histoire turque et ottomane
L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident
Année 2017-2018

L’expédition d’Égypte de Bonaparte (1798) est un tournant décisif dans l’histoire de l’Empire ottoman, mais aussi dans celle de la région tout entière ainsi que dans celle des rapports entre Orient et Occident. Élément fondateur de l’orientalisme savant (Description de l’Égypte), coup d’envoi d’une politique coloniale française et britannique en Méditerranée et au Moyen-Orient, début de la formation d’un État moderne en Égypte, cet événement constitue, pour les Ottomans, un traumatisme dont ils ne se remettront jamais entièrement. Incapable de répondre à ce coup de force par les armes, la Sublime Porte se retrouve à la merci d’alliances internationales pour assurer sa propre survie dans un environnement de plus en plus menaçant. La crise égyptienne est résolue grâce au soutien britannique mais, pendant toute la période napoléonienne, les Ottomans se retrouveront ballotés d’une alliance à une autre, navigant avec quelque succès les eaux de la diplomatie européenne. Exemple flagrant de ce nouveau « jeu », ils seront obligés de s’inventer un système de décorations – ordres et médailles – à l’occidentale afin de récompenser Nelson et ses braves. Jusque vers la fin des années 1820, ces objets ne serviront qu’à décorer les étrangers. C’est là une caractéristique importante des nouveautés introduites : elles sont souvent « bonnes pour l’Occident », comme le Tableau des nouveaux règlements de Mahmud Raif Efendi (1798), évoqué la semaine dernière, dont on n’a découvert que très récemment une version turque, jamais publiée. Ce problème est aggravé par le côté souvent formaliste des innovations. Le Nouvel Atlas du même Mahmud Raif (1803), traduction de l’ouvrage de William Faden (1793), en est un exemple parfait. En comparant la version ottomane de la carte des États-Unis et l’original de Faden, on observe un phénomène surprenant de traduction littérale de la toponymie, qui révèle une approche stérile d’un point de vue pratique. Traduire « Cape Fear » par « Korku Burnu » revient à sacrifier l’utilité d’un outil de navigation à une précision linguistique tout à fait déplacée.

Alors que Mahmud Raif traduit l’atlas de Faden, l’historien Cabi Ömer Efendi révèle son ignorance profonde en relatant une version tout à fait fantaisiste de la création des colonies anglaises du Nouveau Monde. Comment l’érudition et l’ignorance coexistent-elles ? C’est une question qui nous force à nous interroger sur la représentativité et l’impact de ces innovations. Des ouvrages ottomans traitent de l’Amérique depuis le début du seizième siècle ; mais ce savoir reste en surface, incapable de pénétrer les couches d’une population tenue à l’écart de cette production intellectuelle. D’où l’importance de ne pas se contenter d’examiner les documents (production) mais d’essayer d’en étudier la diffusion (distribution) et la réception (consommation). C’est là une des faiblesses majeures de l’histoire ottomane qui se limite souvent à prendre ces documents « au pied de la lettre », sans se soucier de l’ampleur ou même de l’absence d’une réception. Il en découle aussi une prédilection pour les textes « canoniques » auxquels on attribue plus d’importance sans même savoir s’ils étaient vraiment lus.

Dernière faiblesse, qui servira d’introduction au prochain cours, la difficulté d’entendre de véritables « voix » qui, plutôt que les textes construits et conventionnels, pourraient donner une meilleure compréhension des mentalités. Ils sont rares, ne serait-ce que du fait de l’absence d’une tradition du procès-verbal. Elles existent quand même, pour qui se donne la peine de les chercher, ainsi que le prouvent bien des hatt-ı hümayun (écrits impériaux), où le sultan s’exprime sans ambages et sans complexes. La note de Selim III à son vizir, où il exprime sa satisfaction à la réception d’un portrait de Napoléon, en est un exemple touchant.