La suspension du processus de rapprochement avec l'UE a déclenché d'importantes manifestations d'opposition en Géorgie. Une mobilisation toujours très forte à la veille d'une élection présidentielle au suffrage indirect depuis des modifications controversées apportées à la Constitution. Un collège électoral, contrôlé par le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, devrait sauf surprise élire Mikheïl Kavelachvili à ce poste, malgré l'opposition de la présidente actuelle. La cheffe de l'État pro-européenne Salomé Zourabichvili juge le nouveau Parlement issu des législatives controversées d'octobre dernier, « illégitime ». Entretien.
RFI : Bonjour madame la présidente, c'est peut-être un détail, mais nous apprenons que le chauffage a été coupé. Est-ce que c'est vrai et pour vous, qu'est-ce que ça dit du moment politique dans lequel nous trouvons ?
Salomé Zourabichvili : C'est un petit peu surfait parce que le chauffage ne fonctionne pas. Simplement, personne ne vient le faire réparer. C'est dans la partie réception. Donc c'est probablement pour limiter un petit peu les réceptions. Mais c'est surtout la non-réparation, c'est la passivité. Et puis devant le palais, on me met de plus en plus près le village de Noël. Qui, je pense, ne fonctionnera pas cette année, mais il est quand même construit.
Pour prévenir les manifestations ?
Oui, pour faire un petit barrage entre moi et la population qui pourrait venir.
Nous avons l’impression que dans votre lecture de la séquence avec cette élection parlementaire du 26 octobre que vous avez dénoncé comme illégitime, on est dans une sorte de vide juridique. Quelle est votre lecture constitutionnelle de la séquence actuelle ?
La séquence a commencé avec les élections, qui ont été de toute évidence l'objet d'un d'une opération spéciale très sophistiquée qui dépasse très largement tout ce qu'on a pu connaître ici comme fraude partielle et ponctuelle. Et quand on regarde ça sur fond de ce qui s'est passé en Roumanie ensuite ou de ce qui s'est passé en Moldavie avant, on comprend qu'il y a un plan d'ensemble de la Russie qui est l'intervention électorale, au lieu de l'intervention militaire. Ça a un moindre coût, et ce sont des domaines dans lesquels la Russie s'est perfectionnée ces dernières années. Cette guerre hybride... Et on a vu la propagande ici à l'œuvre bien avant les élections, avec ce thème de la guerre, qui est le même que celui qui était utilisé en Russie. Et puis tous les autres thèmes, LGBT, etc.
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Il y a un ensemble qui est une grande opération, qui a pris tout le monde au dépourvu parce que, après les manifestations massives du printemps, et celles de l'année d'avant, le mécontentement général vis-à-vis du régime, un régime qui se prolonge depuis maintenant 12-13 ans, tout le monde était persuadé que ces élections ne pouvaient pas être gagnées par le Rêve géorgien. Et donc tout le monde a été pris très au dépourvu, ça a été un choc. Donc on est dans un système complètement hors Constitution en quelque sorte. Et vous avez raison, une forme de de vide juridique dans lequel je reste la seule institution indépendante, parce que les autres, une par une, ont été prises en main par le parti unique. Et je reste non seulement la seule institution indépendante, mais la seule institution légitime, puisque mon élection relève du suffrage universel. Et donc je ne suis pas dépendante du Parlement, ce qui sera le cas du président qui a été désigné et qu'ils veulent élire demain.
Est-ce qu'on peut dire que ça vous oblige à sortir de la constitutionnalité vous-même ?
Non, moi je suis légitime, mon mandat, d'après la Constitution, se poursuit aussi longtemps que le nouveau président n'a pas été investi. Si le nouveau président n'est pas légitime, il ne peut pas être investi. Et donc moi je reste de facto jusqu'au moment où se tiennent des élections - ce qui est la demande de la population - et les élections, à ce moment-là, peuvent élire légitimement un nouveau président auquel je céderai avec bonheur la place.
Comment vous envisagez de peser dans cette période qui va s'ouvrir demain après la désignation par les grands électeurs ? Est-ce que, concrètement, vous restez dans les murs du palais présidentiel ? Est-ce que vous envisagez peut-être, par exemple, ce 29 décembre, jour de la passation de pouvoir, d'appeler à une journée de grande mobilisation ?
Je ne vais pas vous livrer tous mes plans à l'avance. Ma position, c'est que j'y suis, j'y reste. En termes de légitimité et c'est une légitimité qui m'est en outre reconnue par la population. Hier, les partis politiques participants aux dernières élections ont faits une déclaration commune disant qu'ils ne reconnaissaient pas là légitimité du Parlement et pas la légitimité de l'élection de demain. Et qu’ils ne reconnaissaient que ma seule légitimité. Donc c'est la fonction que je vais continuer à incarner. C'est la légitimité présidentielle et la continuité de l'État, parce que c'est très important, y compris dans les relations extérieures puisque personne, ou pratiquement personne, sauf les Hongrois, ne traite réellement avec ce gouvernement. Et puis le reste, on verra. Est-ce que c'est dans les murs ? Est-ce que ce n'est pas dans les murs ? Est-ce que j'appelle ou je n’appelle pas une manifestation ? Ça, ce sont les formes de la protestation qui dépendront beaucoup de comment est-ce que les événements vont évoluer dans les jours qui viennent ? Parce que ça évolue très vite.
Est-ce que vous considérez que le risque de dérapage est réel ? Est ce qu'on en est au point où vous imaginez possible un scénario de pouvoir en arriverait à faire tirer sur la foule ?
Il y a eu une déclaration du ministère de la Sécurité il y a quelques jours, dans lequel ils ont à nouveau menacé et mis en garde et indiqué que d'ici 2-3 jours, il pourrait y avoir 2-3 morts. C'est très surprenant comme type de de déclaration. Je pense que c'est aussi l'intimidation psychologique. Ce que je sais, c'est que les manifestations sont extrêmement pacifiques, il n'y a personne d’armée. Et même pas de pyrotechnie avec laquelle les jeunes s'étaient un peu amusés. Personne n'est armé réellement. Il y a eu un incident de quelqu'un qui avait un pistolet, qui était un garde d'une bande un peu criminelle et qui a été sorti de la manifestation. Donc il y a une très grande conscience au sein des manifestants de rester très pacifique. Vous remarquerez comme vous vous êtes sur place qu’il n’y a pas une vitrine qui était endommagée, il n'y a pas de voiture qui a été endommagées. Les gens vont prendre un café au cours de la manifestation et reviennent. C'est une autre forme de de manifestation, mais on ne peut rien éliminer. Il est clair que le pouvoir est déterminé à aller jusqu'au bout, même s'il y a aussi des signes à l'intérieur de faiblesse, qu'on ne perçoit évidemment qu'à distance parce qu'on n'a pas des informations directes. Mais c'est une petite ville. Les ragots circulent et il semblerait qu'il y ait quelques divergences au sein même de l'équipe au pouvoir.
En évoquant la question des rumeurs, madame la présidente, il y a aussi une rumeur de proclamation potentielle de la loi martiale. Est-ce que vous considérez que c'est aussi un scénario qui doit être considéré ?
Ça fait sans doute partie de leur façon qu'ils pourraient envisager pour terminer le mouvement s'ils n'arrivent pas à le régler d'autres notre façon. J'ai comme vous entendu des rumeurs et l'idée que justement ils ont pris le président le plus docile possible pour s'assurer qu'il ne s'opposerait pas à l'adoption de la loi martiale. Mais ça sera inconstitutionnel parce que le président sera inconstitutionnel, le Parlement aussi, et donc tout ça, ça sera encore une étape. Et encore un pas dans l'inconstitutionnalité totale.
Selon les estimations en tout cas qui sont à notre disposition, il y a environ 1/3 des électeurs en Géorgie qui ont voté Rêve géorgien, qu'est-ce que vous leur dites ? À ces électeurs-là.
Qu'ils ont été trompés. Ils ont été trompés comme moi, puisque moi aussi j'ai été la candidate du Rêve géorgien au départ, comme candidate présidentielle, et j'ai été candidate seulement et uniquement parce que j'étais persuadé que j'allais servir l'orientation du pays inscrite dans la Constitution, qui était le l'orientation euro-atlantique que servait ce gouvernement jusque-là, depuis son arrivée au pouvoir en 2012 jusqu'au moment où moi, j'ai été élu en 2018. Et pendant encore quelques années, ça a été le cas. Même si un début de virage a été pris au moment de l'accord Charles Michel où ils l'ont résilié. Mais tous ces électeurs ont voté pour le Rêve géorgien parce qu'ils voulaient l'Europe, je n'en ai aucun doute. Y compris dans la dernière élection. Je suis persuadé que ceux qui ont voté pour le Rêve géorgien ont voté pour deux choses, l'un, c'était pour l'Europe, mais aussi pour une démarche plus pacifique, éviter la confrontation avec la Russie. Mais je suis persuadée que beaucoup d'électeurs du Rêve géorgien, en ayant entendu la décision du Premier ministre et en constatant maintenant que la voie du Rêve géorgien n'est plus masquée, mais très clairement vers la Russie, veulent continuer à aller vers l'Europe. D'où le langage un peu ambivalent qu'adopte le Premier ministre ces derniers jours, probablement pour garder leur petit pré carré solidement. Mais je pense que tout le monde a compris.
On entend ici chez les manifestants beaucoup d'attentes. On juge parfois que l'Union européenne fait trop peu, trop lentement dans cette crise. Est-ce que vous aussi vous jugez d'une manière générale que les Européens sont trop timides ?
Oui.
Qu'est-ce que vous en attendiez ?
Je sais que le la question des sanctions est très compliquée, et elle est compliquée par le la Hongrie. Seulement la Hongrie, par exemple, n'attendant pas les 27, est venue le lendemain de ces élections reconnaître le gouvernement issu des élections. Je pense que les 26 autres peuvent prendre la décision inverse qui est de dire, “nous ne reconnaissons pas les élections, nous ne reconnaissons pas la légitimité”. Ça, ce sont des décisions politiques qui n'ont pas besoin du consensus que demandent les sanctions. Par ailleurs, il y a des possibilités de sanctions individuelles, il y a des pays qui individuellement ont coupé leurs programmes gouvernementaux. Donc je pense qu'il y a un mélange de mesures individuelles et de mesures proprement européennes. Ce qui n'est pas acceptable, c'est “l'erreur” qu'a commise le représentant de l'Union européenne ici, qui a consisté à prendre une photo avec la ministre des Affaires étrangères. Ce qui lui a été vertement reproché, ici comme ailleurs, je crois.
Dernière question, en quoi est-ce que les sanctions pourraient aider ce mouvement, ce très important segment de la population qui veut l'Europe, qui aspire à l'Europe depuis très longtemps ?
C'est de se voir reconnaître. Les sanctions aujourd'hui, elles auraient peut-être pu intervenir avant, être plus ciblées. C'est surtout les sanctions américaines ciblées qui manquent un petit peu. Mais c'est surtout pour la population le sentiment d'être épaulé, d'être connu, d'être entendu. Parce que tout le monde est bien convaincu ici et l’expérience historique de la Géorgie est qu'on fait ça tout seul et que la résilience géorgienne n'a jamais compté sur autrui.