Au programme de Chemins d’écriture cette semaine, Malcolm de Chazal. Poète, écrivain et peintre, Chazal est une figure légendaire des lettres mauriciennes. Né en 1902 et disparu en 1981, il est l’auteur d’une œuvre prolifique, inclassable, à mi-chemin entre poésie, philosophie et économie politique. La Vie filtrée (1949), Petrusmok (1951) ou encore Sens plastique (1974) sont quelques-uns de ses ouvrages les plus connus. À l’occasion de la sortie de Demi-confidences, ouvrage posthume et autobiographique de Chazal, RFI a rencontré la romancière Ananda Devi, qui voue une admiration sans bornes à cet auteur qu’elle a découvert à l’âge de 17 ans.
RFI : Bonjour, Ananda Devi. Vous venez de lire Demi-confidences, le nouvel opus de Malcolm de Chazal, un auteur qui n’a aucun secret pour vous. Que raconte ce livre ?
Ananda Devi: C’est comme une espèce de confession d’outre-tombe où Malcolm de Chazal revient sur son parcours, sur son rapport au monde, aux êtres, comment il s’est senti incompris, rejeté par tout le monde, tout en étant en même temps capable de rester en contact avec ce qu’il appelle « la magie innée du poète ». C’est ça qui est important, je crois, dans ce livre. Ce livre m’a fait penser à ma première lecture de Sens plastique, qui m’avait époustouflée et aussi troublée par cette manière d’écrire qu’avait Chazal, très particulière à lui. Il s’agit, pour moi, d’une « écriture philosophique et poétique », qui met au défi le lecteur de comprendre ce qu’il est en train de dire. Oui, lire Demi-confidences, ça m’a aussi beaucoup touchée parce que d’une certaine façon, ce livre éclaire certains aspects de l’écriture de Chazal qui n’avaient pas forcément été expliqués avant. Et puis, j’ai beaucoup apprécié de trouver au début du livre reproduite son écriture manuscrite. Je trouve ça très touchant de voir l’écriture de l’écrivain dans sa matérialité, avec les ratures.
Dans les années 1950-60, Malcolm de Chazal était très connu. Découverte par les surréalistes, son œuvre a été publiée aux éditions Gallimard. Ce n’est pas rien. Comment s’explique alors qu’elle soit aujourd’hui tombée dans l’oubli ?
Je crois c’est parce que, il le dit lui-même, il était une sorte de génie incompris. Et malheureusement, le fait qu’il était Mauricien à une époque où ce n’était pas facile de sortir de Maurice, ça a dû compter. Même s’il a été découvert par les Surréalistes et publié chez Gallimard, on l’a vite oublié après. Il aurait peut-être eu une autre dimension, une autre envergure, s’il avait vécu en France, par exemple. J’ai l’impression que sa disparition est un peu liée au fait qu’il appartenait à une petite île très éloignée du centre littéraire français, mais en même temps, il avait besoin de cette île pour écrire. C’est ce qu’il dit dans son nouveau livre. Il avait besoin de la recréer, d’avoir à portée de l’imaginaire cette géographie mythique pour y ancrer son écriture.
Son œuvre est réputée inclassable, difficile à déchiffrer...
Je crois que cela a à voir avec son goût pour les mythes. Tout commence avec son livre Sens-plastique où il raconte qu’un jour lorsqu’il se promenait dans le jardin botanique de Curepipe … (Il se trouve que c’est la ville où j'ai grandi aussi. Je suis née à Trois Boutiques, mais j'ai grandi à Curepipe. C’est pourquoi quand Chazal parle de Curepipe, ça me touche aussi. Je connais aussi très bien le Jardin botanique de Curepipe.) Chazal raconte que pendant sa promenade, il a eu une sorte d'épiphanie. Il dit avoir vu dans le jardin une fleur qui le regardait intensément. D’habitude, c’est l'homme qui regarde les choses ou les êtres, les créatures non humaines, mais là, il a eu l'impression que c'était la fleur qui le regardait. Cette vision inhabituelle déclenche chez lui toute une réflexion sur notre rapport au vivant, à nous-mêmes, et de l'homme face aux autres créatures. Après, avec Petrusmok, il va amplifier cette mythologie de l'île en se servant poétiquement des montagnes et de leur profil. À Maurice, il n'y a pas beaucoup de montagnes, mais celles qui existent ont souvent des profils caricaturaux, imagés. Il y a une montagne qui s'appelle « Le pouce » parce que son sommet ressemble à un pouce. Il y a une autre montagne qui s'appelle Pieter Both dont le profil donne l’impression que tout en haut du pic un homme se tient debout, en train de surveiller l'horizon. Chazal s’appuie sur ces légendes pour imaginer des mythes fondateurs de l’île. L’homme croyait aussi dans l’histoire de La Lémurie, c’est la légende du continent englouti, un peu comme l'Atlantide. Selon cette légende, nos îles ne seraient pas que des îles, mais des continents où il y a peut-être eu une race d'êtres humains plus grands que ce que nous sommes devenus. Chazal voulait créer une écriture qui englobait un tout, qui englobait le monde, qui englobait le rapport de l'homme au monde, à lui-même, à la littérature. Il avait une sorte d’impulsion à la fois mystique et poétique.
« Mystique et poétique », des qualificatifs qu’on pourrait employer pour parler de vos romans. Avez-vous été inspirée par Malcolm de Chazal ?
Il m'a inspiré dans le sens où je voyais en lui la preuve qu’il était possible de dépasser les limites d'une écriture peut-être trop sage, d'une écriture qui se contentait d'être seulement lisible. Voyez-vous, moi, je n'ai pas le génie de Malcolm de Chazal, ni sa conviction que ce qu'il faisait était ce qu'il devait faire. J'avais tellement de doutes que je revenais toujours sur tout ce que j'écrivais. Peut-être la seule chose que nous avons en commun, ce sont nos grilles mythologiques à travers lesquelles nous donnons corps à nos sujets, à nos personnages. L'Île Maurice que je décris est aussi en quelque sorte un mythe. Elle n’est pas le produit d’une lecture anthropologique ou ethnologique de l'île, mais a partie liée avec les mythologies que j’ai imaginées à ma modeste mesure, en m’inspirant des vécus des miens.
« J’ai enfanté l’Île Maurice », écrit Chazal. C’est quelque chose que vous aussi, vous auriez pu écrire, non, Ananda Devi ?
Cette île m’a tellement porté à travers mon écriture et que je l’ai porté en moi, au point que finalement elle devient une géographie spirituelle. Je trouve ça très beau comme message. En fait, on réinvente nos propres pays à travers nos livres. C’est le message de Malcolm de Chazal.
Demi-confidences, par Malcolm de Chazal. Editions Allia,74 pages, 7,50 euros.