Feb 23 2025 4 mins 15
C’est un recueil posthume de poèmes, superbement traduits de l’original en anglais, qui est au menu de la chronique littéraire de ce dimanche. Son titre : Cimetière de l’esprit. Son auteur, le Zimbabwéen Dambudzo Marechera, disparu en 1987 à l’âge précoce de 35 ans, est une personnalité mythique des lettres africaines contemporaines. Connu d’abord comme romancier et auteur de l’iconique La Maison de la faim qui lui a valu la réputation de « Joyce africain », Marechera se révèle être aussi un barde inventif et moderne, qui nous tient en haleine avec sa poésie poignante, une poésie diseuse de tourments existentiels.
« Quand j’étais enfant/ j’escaladais tes seins de granit/ doux et tonds / je glissais mon corps / du creux de tes reins / à ta nuque souple / la rondeur de tes seins / me servait d’oreiller / la rivière de tes larmes/ me faisait couler dans tes profondeurs/ et la douce plaine de ton ventre plat/ cédait eu mien / j’étais à toi/ et tu étais à moi… »
Ces quelques vers tirés du recueil de poèmes du Zimbabwéen Dambudzo Marechera ne sont pas sans rappeler la célèbre « Femme nue, femme noire » de Senghor, mais sans peut-être le côté mièvre et romantique du poète de la négritude. En somme, Cimetière de l’esprit est une anthologie moderniste où célébration et deuil, vie et mort, abjection et amour partagent les pages et l’inspiration.
« Si vous écrivez pour une nation spécifique… »
Inspirée de la littérature européenne moderniste, avec pour modèles T.S. Eliot, Baudelaire ou Joyce, l’œuvre littéraire de Marechera est à mille lieues de la négritude ou de toute forme de nationalisme littéraire. Un positionnement pleinement assumé par l’auteur qui, comme ses biographes aiment à rappeler, avaient envoyé balader ses critiques qui lui reprochaient son aliénation culturelle, en leur répondant que « si vous écrivez pour une nation spécifique ou pour une race spécifique, alors allez-vous faire voir ».
Dambudzo Marechera s’est fait connaître en publiant en 1978 son premier roman iconique Maison de la faim. Il fut acclamé à sa sortie comme un chef-d’œuvre de la narration moderniste. Il a écrit deux autres romans, tous des romans avant-gardistes, proches du flux de conscience à la Joyce. Ils sont inspirés de la vie destructurée que l’écrivain a menée sous les ponts de Londres ou, plus tard dans les rues de Harare. Rappelons que son comportement anarchique lui avait valu d’être expulsé des lycées et des universités qu’il a fréquentés dans sa jeunesse, notamment d’Oxford où on l’a accusé d’avoir tenté de mettre le feu à un bâtiment universitaire. Sa lente autodestruction dans l’alcool n’a pas toutefois empêché Marechera de remporter en 1979 le prestigieux prix Guardian du premier roman pour Maison de la faim.
Aux dires de l’auteur, la littérature et la lecture furent son refuge depuis sa plus petite enfance. Issu d’un milieu modeste, né dans la banlieue de Harare en 1952, Marechera a grandi dans la pauvreté et des privations, dans une Rhodésie coloniale où la ségrégation organisait la vie. La misère et l’abjection de sa jeunesse l’ont marqué pour la vie.
« Dambudzo Marechera a eu une enfance extrêmement difficile, explique son traducteur Xavier Garnier. Il a été traumatisé par la mort de son père, qui a disparu dans des conditions atroces et il a pu voir son corps écrasé dans un accident de camion. Il a porté cette douleur, je pense, toute sa vie. Et la littérature, la poésie ont été vraiment ce qui l’a fait tenir. Et plus que ça, cette opération poétique qu’il a réussi à faire, c’est de transformer ce noyau en quelque chose de vital. De ce trauma qui est nodal dans sa poésie que vont naître les éclats de vie qui sont ses poèmes. »
Éclats de vie
163 « éclats de vie », c’est le nombre de poèmes que compte le recueil Cimetière de l’esprit, rassemblés par la compagne et biographe du poète, Flora Veit-Wild. Pour l’essentiel inédits, ces poèmes ont été rédigés entre 1972 et 1987, sur quinze ans, parallèlement aux romans dont les publications jalonnent la courte carrière de Marechera. Il y a ici une dialectique à l’œuvre entre la poésie et la prose. Dans l’interview qui clôt l’anthologie, l’écrivain revient longuement sur la place de la poésie, pensée selon ses traducteurs du Zimbabwéen comme une sorte de « doublure spirituelle de son œuvre en prose ». La poésie, explique l’auteur, « est une sorte de retrait de la réalité physique et une entrée dans un royaume où l’être humain se spiritualise ».
L’anthologie Cimetière de l’esprit est organisée en douze cahiers aux titres révélateurs de l’état d’esprit du poète (« Liberté » à « La Terrible extase du paradis » en passant par « Le retour du pilote kamikaze », etc.). Elle est riche d’une diversité de thèmes, avec une narration qui mêle le quotidien et le sublime, le banal et le poignant, l’érotique et le mythologique, comme dans les vers suivants : « Les yeux injectés de sang du couchant/ Entre les pics montagneux virils/ Et les cieux accablants et gravides/ Est-ce une folie ? Du sol pierreux/ Erupte mon arbre arrivé à maturité/ Lourd d’avocats/ La peau de son chemisier tendue et brillante/ Moulée sur son téton - / Et dans le tunnel de sa voix indolente / Je me précipite vers la terrible extase du paradis. »
Quels sont les grands thèmes de cette poésie ? Ils vont de l’amour à la politique, en passant par le paysage, la lecture, les élections et la mort qui guette le vivant. « Des thèmes, oui il y en a beaucoup, souligne Xavier Garnier. Il y a une poésie érotique qui est magnifique. Marechera a vraiment dans le rapport aux femmes quelque chose qui est d’une extrême sensibilité, d’une extrême tendresse, d’une extrême émotion, et en même temps, il est capable de raconter des scènes très crues et très violentes. Il y a une poésie urbaine aussi dont le grand texte, 'Trône de baïonnettes', est une traversée de la ville de Harare par un Marechera, qui est d’une certaine façon un SDF, qui dort dans les rues, qui dort dans les portes cochères. » « C’est une poésie à la fois très éthérée, très mystérieuse en apparence et, ajoute Pierre Leroux, très mystérieuse en apparence et en même temps une poésie qu’on peut toucher au ras du sol. Il est littéralement couché dans un fossé, à raconter son expérience. Et pour moi, c’est aussi un élément important de sa poésie. »
Pour Dambudzo Marechera, comme il l’a répété dans ses interviews, sa poésie part de la déroute du réel pour s’abriter dans le royaume de l’émotionnel et de l’imaginaire. Cela donne une poésie difficile, énigmatique, hantée par le trauma originel de la mort brutale du père, mais aussi par le vide créé par la disparition de l’être aimé que, comme affirme le poète, « je dois prendre par le collet et mettre dans un poème ». C’est depuis « ce centre omniprésent » (Xavier Garnier) que le poète dit la déréliction du monde.
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► Cimetière de l’esprit, par Dambudzo Marechera,. Traduit de l’anglais par Xavier Garnier et Pierre Leroux. Editions Project’îles, 316 pages, 17 euros.