Mar 02 2025 4 mins 16
Cinq questions sur la vie et l’œuvre de celui qu’on appelle « l’enfant terrible » des lettres zimbabwéennes. Dans ce second volet des Chemins d’écriture consacré à la poésie de Dambudzo Marechera, nous vous proposons un entretien avec les deux traducteurs français du poète que sont Xavier Garnier et Pierre Leroux. Ils viennent de publier Cimetière de l’esprit réunissant l'ensemble de la poésie du Zimbabwéen . Entretien.
RFI : Pour Dambudzo Marechera, tout commence par un trauma originel, survenu à l’âge de onze ans lorsqu’il se retrouve confronté au cadavre de son père mort accidenté. « Cette scène traumatique hante toute l’œuvre de Marechera », écrivez-vous dans votre préface à son recueil de poèmes : « Cimetière de l’esprit… »
Xavier Garnier : C’est vraiment la scène traumatique par excellence. Suite à un accident de camion, il voit le corps de son père non seulement ensanglanté, mais aussi entaillé de partout. On le fait entrer dans cette salle pour qu’il voie le corps de son père et ça a été un véritable trauma pour lui. D’où sans doute le caractère visuel de sa poésie, qui est une poésie presque de voyeur. Il voit la violence, que ce soit dans sa prose ou dans sa poésie, on a des scènes de violence, pas simplement présentées comme telles, mais accompagnées du regard. Et on entre dans des gouffres par les différentes entailles qu’il nous présente. C’est flagrant dans une grande partie de sa poésie.
Marechera est considéré comme l’enfant terrible de la littérature zimbabwéenne ? D’où lui vient cette réputation ?
Xavier Garnier : De son comportement anarchique lié à son enfance extrêmement difficile. La pauvreté, les privations, mais il a surtout été traumatisé par la mort de son père. Il a porté cette douleur, je pense, toute sa vie. Et la littérature, la poésie ont été vraiment ce qui l’a fait tenir. Et plus que ça, cette opération poétique qu’il a réussi à faire, c’est de transformer ce noyau en quelque chose de vital. De ce trauma qui est nodal dans sa poésie que vont naître les éclats de vie que sont ses poèmes.
Pierre Leroux : En fait, c’est tout son parcours qui est une suite d’événements anarchiques. Il affirme avoir été exclu de l’université d’Oxford parce qu’on lui a donné le choix entre rester ou passer un examen médical pour savoir s’il était fou. Il a vécu dans des squats à Town hall square. Même son retour lui-même au Zimbabwe est un retour rocambolesque. On est en 1982. Le Zimbabwe est indépendant. La Rhodésie a disparu depuis deux ans. Il y a une scène avec deux autres grands écrivains zimbabwéens où ils sont en train de discuter. Il vient à peine de les retrouver et il commence à les traiter de vendus parce qu’ils ont des métiers de fonctionnaires. On lui dit : « Très bien. De quoi, toi, tu vas vivre maintenant que tu es rentré ? » Il leur dit : « I’m going to rough it up ». « Je vais vivre à la dure. J’ai déjà vécu à la dure. Je m’en fiche ». Et c’est ce qu’il met en scène voilà quelque temps plus tard, avec toujours cette tension entre les malheurs qui peuvent lui arriver et le fait que lui-même se tire parfois une balle dans le pied et lui-même se met en scène en écrivain maudit.
Son recueil de poèmes est organisé en 12 cahiers, mettant en scène les thèmes et les colères du poète. Quels sont les grands sujets de cette poésie ?
Xavier Garnier : Je ne suis pas certain que les douze cahiers correspondent à des thèmes spécifiques car ces cahiers ne sont pas hermétiquement fermés sur eux-mêmes. Ils ont été conçus comme des chapitres ouverts, avec beaucoup de circulations entre les chapitres. On doit cette œuvre ouverte à la compagne de Marechera, Flora Weit-Vild qui a rassemblé les poèmes de Marechera dans le recueil dont la version anglaise est parue en 1992. Flora a été un peu le Max Brod de Marechera. Elle a fait ce que Brod a fait pour Kafka et a sauvé des centaines de poésies manuscrites de son compagnon. Quant aux thèmes chers au poète Marechera, on peut en identifier beaucoup. Il y a une poésie érotique qui est magnifique. Il y a vraiment dans son rapport aux femmes quelque chose qui est d’une extrême sensibilité, d’une extrême tendresse, d’une extrême émotion, et en même temps, il est capable de raconter des scènes très crues et très violentes, des rapports sexuels. Il peut y avoir deux dimensions, mais les deux dimensions ne sont pas dissociables. Il y a une poésie urbaine aussi, dont le grand texte « Trône de baïonnettes » est une traversée de la ville de Harare par un Marechera, qui est d’une certaine façon un SDF, qui dort dans les rues, qui dort dans les portes cochères, qui voit la ville depuis ce fossé dans lequel il dort, qui est un magnifique exemple de poésie urbaine. On a aussi une poésie de l’évocation de sa vallée du Lesapi, la vallée où Marechera a passé son enfance. Ce sont aussi de très très beaux textes, où se déploie une poésie paysagère. Ce sont déjà à son époque des régions très pauvres et avec des paysages en souffrance. On pourrait continuer à décliner ainsi. Il y a beaucoup, beaucoup de dimensions de cette poésie très diverse.
Une diversité d’influences aussi, puisqu’on voit le poète aller puiser son inspiration dans la mythologie grecque et occidentale, comme en témoignent les poèmes du recueil intitulés « Hécube », ou Odyssée se souvient de Cyclope ». Que viennent faire Ulysse et Hécube dans la poésie zimbabwéenne ?
Pierre Leroux : On attribue à Marechera la phrase souvent citée : « si vous êtes un écrivain pour une nation particulière ou pour une race particulière, alors allez-vous faire foutre ! ». C’est une citation qu’on retrouve tout le temps, qui est parfois même un peu galvaudée quand on parle de Marechera. Ce dernier a une formation universitaire en littérature anglaise. Il connaît extrêmement bien la littérature européenne et ses racines. Et sa poésie compte des références très érudites à Ulysse ou à Hécube. C’est aussi une manière de se définir lui-même en disant « je ne vais pas exclure ces références-là si j’ai envie de les utiliser, je les utilise et tant pis si ma poésie est moins situable géographiquement ». Ce qui en plus est faux parce qu’on a avec Marechera une poésie qui est vraiment ancrée dans le terroir, mais autrement que par de l’exotisme. Il y a un refus de l’exotisme qui passe aussi par l’utilisation de ces références européennes.
Vous vouliez ajouter quelque chose sur le tropisme européen de Dambudzo Marechera, Xavier Garnier.
Xavier Garnier : Je voulais juste compléter quelque chose sur ce caractère très international de cette poésie. Marechera va aller chercher dans la littérature russe, dans la littérature antique ses références. Et en même temps, ce qui pourrait être apparemment un paradoxe, c’est une poésie très située, où le contexte de la guerre d’indépendance de la Rhodésie est très présent. La guerre est un arrière-plan important de cette poésie, même si une partie est écrite après l’indépendance. Pour parler d’un contexte très précis ou d’un détail régional très situé, il a besoin du monde entier. Il fait converger une littérature mondiale pour dire quelque chose, ici et maintenant.
Cimetière de l’esprit, par Dambudzo Marechera. Traduit de l’anglais par Xavier Garnier et Pierre Leroux. Editions Project’îles, 316 pages, 17 euros.