02 La perfection & l'angoisse [JOURNAL INTIME D'UNE DEPRESSIVE]


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Feb 27 2024 14 mins  

A la recherche de la perfection

Il m’arrive souvent de me détester. « Tu ne sers à rien, ta vie n’a aucun sens », ou « Tu n’es pas assez mince, tu es trop faible, trop sensible, irritable, moyennement intelligente, pas très drôle, pas téméraire, pas si jolie, pas si gentille, égoïste… ». Cette vision négative de moi-même prend beaucoup de place ; elle est en fait une réponse aux sollicitations incessantes du monde extérieur, qui soulignent l’importance de l’accomplissement personnel. Je ne réponds pas aux attentes de mon environnement et cela me ronge ; je tâche de m’y soustraire, seulement, le sentiment que j’ai parfois de gâcher ma vie demeure plus fort que moi. Où que je regarde, la perfection est partout : les uns travaillent d’arrache-pied, les autres sont mères célibataires et gèrent seules leurs enfants, leur vie sentimentale et sociale, leur maison, leurs amis… Les femmes ont des corps de rêve, les cheveux brillants, les dents blanches ; eux ne fument pas, travaillent soixante-dix heures par semaine, enchaînent quarante-cinq réunions dans la journée, dorment quatre heures par nuit, font la cuisine, le ménage, s’achètent une maison en province, économisent chaque mois, ont une assurance vie, payent la maison de retraite, font du yoga, créent une start-up qui cartonne…

En ce qui me concerne, c’est l’échec : J’ai 37 ans, je suis en arrêt maladie depuis plusieurs mois suite à un nouvel épisode dépressif (le 7ème à ce jour) ; c’est d’ailleurs pourquoi j’enchaîne les périodes de chômage depuis près de 10 ans, j’ai vécu une dépression majeure du post-partum suite à la naissance de ma fille, je suis - peut-être - bipolaire, peut-être borderline, je suis grosse (je peine à trouver ma taille en dehors des enseignes spécialisées), mes cheveux gras tournent au gris, j’avale jusqu’à douze comprimés chaque jour (quatre comprimés d’antidépresseurs, deux comprimés contre les troubles de l’humeur, un à deux anxiolytiques, un à deux somnifères, et deux comprimés contre la chute des cheveux), mes dents sont grises, je dors au moins douze heures par jour (pas la nuit car j’ai des insomnies malgré les somnifères), je me lève l’après-midi, je mange et je fume au lit, je ne cuisine pas (rarement), je mange gras, trop sucré, et en dehors des repas. Mes amis et ma famille m’ont tournées le dos lorsque j’ai laissé ma fille à son père quand elle avait trois ans, - je suis revenue quelques mois plus tard mais depuis, j’ai beaucoup de difficultés à m’occuper d’elle plus de quelques jours - j’ai fait deux séjours longs en clinique psychiatrique, ainsi qu’une tentative de suicide, je vis dans un 25m2, je n’ai aucune confiance en moi, aucune épargne, aucun placement, je ne fais pas de sport, ne suis pas membre d’une association, et surtout, je suis épuisée en permanence…


De surcroît, la comparaison, inhérente à la recherche de la perfection, est vicieuse car elle est le meilleur moyen de ne jamais rien terminer. J’écris depuis des années des mots, des débuts, des fins… Mais face à l’imperfection de ce que je crée, j’abandonne inéluctablement. J’ai d’ailleurs entamé de nombreux projets et eu beaucoup d’idées sans jamais leur donner vie, par peur panique d’un manque d’excellence.

Je tâche de réclamer mon existence, de m’attacher à cet encouragement : « Résiste, prouve que tu existes… » de France Gall, de m’extraire de ma tête et de me ré-approprier mon corps devenu gros et imparfait - peut-être d’ailleurs ai-je grossi afin de prendre plus de place et d’enfin assumer mon existence - de revoir mon rapport en retrait du monde, de m’exprimer avec aplomb face à ceux qui ne doutent jamais (et qui se trompent, souvent…). La dépression est un bouleversement existentiel, elle m’a dépouillée peu à peu de moi-même, et il m’est de plus en plus difficile de donner un sens à mon existence cabossée.


Musique originale: Nicolas Durand & Marie Richard