L’entreprise libérée est un concept à succès, popularisé par un livre d’Isaac Getz et un documentaire intitulé le Bonheur au travail. Dans ce contexte où les entreprises sont en constante recherche de nouveaux modèles managériaux, Loïc Le Morlec, auteur de Fake Management : pour en finir avec les fausses croyances et les modes managériales (EMS), apporte un regard critique sur ces tendances. À travers son analyse de ce phénomène de l’entreprise libérée, il met en lumière les dangers des modes managériales et leurs impacts sur le monde du travail.
Entreprise libérée : une mode managériale à l’épreuve de la réalité
Pourquoi la mode managériale de l’entreprise libérée est un cas unique
Une mode managériale se caractérise par son installation rapide et massive dans les entreprises, suivie d’une disparition tout aussi prompte. Mais pour l’entreprise libérée, il y a deux raisons qui en font une mode à part :
- D’abord, le phénomène s’est amplifié avec l’avènement des réseaux sociaux : les concepts font désormais le buzz dans la sphère médiatique sans nécessairement s’ancrer dans la réalité des organisations.
- Ensuite, le cas de l’entreprise libérée est particulièrement significatif, car il touche à la raison d’être même de l’entreprise, affectant sa vision, son business modèle, sa structure et son organisation. C’est la première fois qu’une mode managériale remet en question aussi profondément le modèle traditionnel d’entreprise.
D’où vient ce concept d’entreprise libérée ?
Ce concept d’entreprise libérée a été popularisé par Isaac Getz. Il avait écrit un livre à l’époque qui a eu juste un succès d’estime. Il a été popularisé par un documentaire intitulé Le Bonheur au Travail (2015, Arte) qui a vraiment lancé cette mode et celle du bonheur au travail également.
Dans un article publié dans la California Management Review (« Liberating Leadership : How the Initiative Freeing Radical Organizational Form Has Been Successfully Adopted », vol. 51, n° 4, summer 2009), ce professeur à l’ESCP-Europe explique comment des dirigeants ont su transformer radicalement le fonctionnement de leur entreprise. Il appelle « F-form » – free (« liberté » en anglais)-form – ces organisations dans lesquelles les salariés disposent d’une liberté complète et de la responsabilité de décider des actions qu’ils considèrent, eux et non leurs patrons, être les meilleures.
Le Monde, 21 mars 2011
En fait, on mélange un peu plusieurs concepts. La subsidiarité, c’est donner une responsabilité à des personnes au plus proche du terrain. Cela part quand même de la hiérarchie et c’est très limité.
La liberté telle que l’entreprise libérée l’a définie, c’est un système où chacun décide lui-même de ce qui est bon pour l’entreprise sans en référer à qui que ce soit.
Ce sont des dimensions totalement différentes. Avec l’entreprise libérée, on n’est pas très loin de l’anarchie.
Cela veut-il dire que la hiérarchie est un mal nécessaire ?
Cela dépend. La question de la hiérarchie est liée à la notion d’indépendance.
Si vous êtes indépendant dans votre job, par nature et par principe vous aurez peu besoin de management. Il faut définir ce qu’est l’indépendance, cependant. L’indépendance c’est : « J’ai une tâche à faire seul, je me débrouille, c’est moi qui décide de la façon dont je vais la réaliser ». Et cette tâche se suffit à elle-même. C’est ça la notion d’indépendance. On trouve cela dans les entreprises qui fonctionnent bien en « full remote » et qui sont souvent des sociétés d’assurances ou de conseil, dont les membres sont très seniors.
Vous avez dans les entreprises certains postes qui sont indépendants, et que l’on retrouve logiquement dans certaines de ces entreprises libérées, comme l’entreprise réparatrice de flexibles, Chrono Flex.
Par exemple cet employé qui change les flexibles sur le terrain. Son travail est proche de celui d’un plombier. Il réalise sa tâche, il a son camion, il décide de sa façon de travailler et à la fin de son travail, c’est fini. Il pourrait même facturer son temps s’il était indépendant. C’est ça l’indépendance.
Avec l’autonomie, il y a de l’interdépendance. C’est-à-dire que soit votre travail dépend en amont ou en aval des autres, vous ne pouvez pas le facturer parce qu’il y a d’autres événements qui arriveront après.
Dans le Bonheur au travail, on trouve des exemples de petites entreprises faussement emblématiques
Il y a beaucoup de storytelling sur ces entreprises. D’ailleurs, l’exemple de la biscuiterie Poult, par exemple, on dit qu’ils ont une performance incroyable, mais elle n’a jamais existé. C’est du storytelling complet.
L’exemple qui m’a gêné le plus, c’était Favi. Les auteurs du documentaire sont allés interviewer les ouvriers pour parler de l’entreprise libérée alors que cela faisait déjà pas mal d’années qu’elle ne l’était plus. C’est ce qui me gêne dans ce film qui n’a pas pour moi les qualités d’un documentaire.
Non seulement Poult n’a pas eu de croissance, mais a subi une baisse de chiffre d’affaires de 14 % pendant sa période de libération entre 2010 et 2015. L’exemple de la transformation du biscuitier Belin dans le dernier thème de l’ouvrage montre en quoi supprimer les managers sur ligne a été une erreur stratégique. Les repreneurs ont par ailleurs mis fin très rapidement à cette mode de l’entreprise libérée.
Fake Management, P 118
En fait, tout cela ce sont des histoires. Il n’y a pas de grands groupes libérés.
Un ami enseignant-chercheur me faisait en fait une remarque très juste il y a quelque temps. Nous sommes encore dans des modèles de management qui datent d’Henri Fayol [NDLR 1841-1925, un des pionniers de la gestion d’entreprise].
Et c’est même pire que ça. Dans une conférence récente, je mettais en avant le fait que le management par les règles, qui date plus ou moins des années 70 et qui avait disparu vers la fin du siècle précédent, revient aujourd’hui. Comme vous voyez, tout cela ne change pas beaucoup.
Est-ce la malédiction de Cassandre ? Les humains aiment les belles histoires
Un mythe peut être fondateur. Je n’ai pas de problème personnel avec le storytelling, car la fin justifie les moyens. Là où cela me pose problème, c’est quand la seule justification de la mode et du storytelling est de promouvoir l’intérêt personnel d’un consultant.
Si un concept managérial fonctionne bien en conférence, mais qu’il n’apporte rien aux entreprises, alors je dis non !
Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a jamais eu autant de mal-être. On parle de santé au travail, de burnout, c’est une maladie de ce siècle, ça n’existait pas avant. En tout cas, pas de manière aussi importante. Ça, ce sont les vrais sujets.
Pouvoir d’agir et liberté
En fait, la question, ce n’est pas la question de la liberté, c’est la question du pouvoir.
La vraie question est celle du pouvoir, pas le pouvoir sur les autres, mais celui d’agir dans le chaos
Le pouvoir de faire, c’est à la fois la liberté et c’est à la fois les moyens. Mon expérience démontre que, sans que ce soit pour des raisons d’ambitions particulières, on peut arriver monter dans la hiérarchie. Pourquoi ? Parce que cela me donnait la liberté d’avoir plus de projets passionnants qui m’ont permis de transformer, innover, et d’avoir plus de moyens.
Et dans cette action, mon atout majeur était le chaos. C’est-à-dire que le chaos est un élément majeur qui permet le changement, car à ces moments-là, toutes les règles, tous les dogmes sont remis en cause.
[NDLR À ce sujet, lire aussi notre dossier sur la conduite du changement et son 9e conseil]
C’est cette méthode qui m’a donné mon premier comité de direction et m’a permis ensuite de progresser. Par contre, si vous ne mettez que des intrapreneurs dans votre entreprise, si vous êtes 40 et qu’il n’y a qu’un seul poste… cela ne fonctionnera pas [NDLR Lire End times de Peter Turchin au sujet de la multiplication des élites et des contre élites, aussi bien sur le plan politique qu’économique].
Les employés peuvent prendre le pouvoir, c’est quelque chose qui est possible, mais qui n’est pas facile et qui a aussi ses limites. Et je ne suis pas certain que ce soit fait pour tout le monde.
Il y a un mode d’entreprise libérée dont on parle beaucoup aujourd’hui. c’est la coopérative
Absolument, je dirais même plus. La véritable entreprise libérée, c’est une coopérative.
Sauf que les grandes coopératives fonctionnent comme les entreprises, parce qu’au bout d’un moment, elles développent les mêmes problèmes. Donc, il y a toujours une ligne de commandement.
Et c’est pour ça qu’en définitive, l’entreprise libérée reste un mythe, et surtout un mythe qui n’est pas fondateur.
En résumé, pourquoi faut-il dénoncer les mythes ?
Le problème c’est que les mythes actuels ont des conséquences sur les mauvaises orientations prises par les entreprises. On parle de bien-être au travail. Plutôt que de rechercher le bien-être au travail, il vaudrait mieux tenter de résoudre le mal-être, cela donnerait de meilleurs résultats.
Ce qui faisait que l’entreprise Favi était profitable n’a jamais été sa « libération ». C’était autre chose, un savoir-faire qui leur était propre. Je pense que ce concept n’est pas bon. Il faut s’attaquer aux mythes pour tenter d’approcher le plus possible de la vérité.
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